Invitation…

(Une Nouvelle de JB Nortier, Milaë Samoho, proposée dans Short Stories (2015) , version  ©2025.)

Il est en toi un lieu unique, magique et mystérieux, où, fais-moi confiance, tu feras à coup sûr d’étranges rencontres.

L’accès n’est pas des plus aisés. Tu t’y rendras en volant ; haut, très haut, juste au-dessus des nuages.

Choisis de préférence un jour de grisaille. 

Ainsi quand tu perceras l’épaisse couverture ouatée, tu seras saisi, enivré de lumière dorée et de liberté. Vole, vole, plane et joue à la surface des nuages tel un gamin endiablé. Profite, en ce jour le temps s’arrêtera pour toi…

Le soleil déclinera. 

Sous ses doux rayons orangés, rassasié, tu te sentiras calme, en paix. Parcours des yeux la vaste étendue cotonneuse qui lentement se pare de mauve. Sans jamais fixer l’astre solaire, scrute le lointain. Là, tu ne pourras les manquer : deux sommets appointés, immenses et noirs de jais, saillant du velouté amarante à l’horizon.

Si toutefois tu ne verrais rien, passe vite ton chemin, plonge de nouveau dans la nuée : tu n’es pas prêt, et sache qu’il ne fait pas bon errer en ces lieux à la nuit tombée !

Par contre, si tu les aperçois, n’hésite pas un instant ! Prie les vents de te porter avec célérité, fonce : tu te devras de passer entre les deux pics avant que la première étoile ne brille au firmament.

Tu réussiras.

Mais bientôt les turbulences qui couronnent les aiguilles de pierres se joueront de toi ! 

Déséquilibré, ballotté, projeté en tous sens, ne résiste pas : tu finirais démembré, effiloché, chair écarlate sur la roche bistrée. 

Abandonne, sombre, laisse-toi emporter ! 

La masse bleu nuit t’avalera goulûment.

Trempé, transi de froid, tu ne sentiras plus rien. Un grand silence t’envahira, toute pensée te quittera ! Dispersé en milliers de fines gouttes d’eau, tu seras devenu nuage… 

Le retour à la conscience sera brutal :

Eveille-toi vite, si tu ne veux pas finir ta chute vertigineuse écrasé sur la forêt,toutes en nuances de vert, qui recouvre au sol une profonde vallée.

Surtout ne panique pas, le vol n’a aucun secret pour toi… Avec un sang-froid qui t’étonnera, tu redresseras ta trajectoire pour effleurer l’eau de la large rivière qui serpente à travers les arbres tutélaires.

Continue ton survol des douces ondulations et, quand un martin-pêcheur se joindra à toi, en venant de ta gauche, ne marque aucune surprise. Ses couleurs chatoyantes orange et bleu te fascineront, et si tu ne l’effarouches pas, il s’approchera pour te parler

Tends bien l’oreille car ses indications te seront précieuses.

Aussi étranges puissent-elles te paraître, retiens-les ! 

Le dernier mot prononcé, un simple battement d’ailes et l’oiseau se retirera dans l’eau claire où, étonné, tu le verras se dissiper en rayures colorées et ondoyantes. 

Tu penseras sûrement avoir rêvé.

Qu’importe, ses instructions, que tu auras suivies à la lettre, te mèneront sur le bon chemin. Je t’en laisse la prime découverte. Le mien, semé d’embûches, fut des plus éprouvants, mais quoi qu’il en soit, tu aboutiras inexorablement dans une jolie clairière vaste et fleurie.

Prends le temps d’une pause méritée. Assieds-toi dans la tendre verdure, écoute les bruits de la forêt. Respire, hume le doux parfum des fleurs ! 

La tête te tournera un peu. Une puissante odeur ronde et douceâtre t’enveloppera et tu réaliseras que tu n’es pas seul ! Oui, là ! A te demander comment tu auras fait pour jusqu’alors l’ignorer : majestueux, gigantesque, plusieurs fois centenaire il trône au milieu des herbes folles. Ses branches mères reposent lourdement au sol et sont tant fournies de feuilles et de fleurs que son tronc te sera presque dissimulé.

Lève-toi ! 

Lentement, très lentement décris un cercle autour du vénérable ancêtre. Attention, ne  t’approche pas trop ! Sois patient, respectueux et attentif ! Quand tu te sentiras invité, dirige-toi vers lui. 

Sans l’ombre d’une hésitation, écarte avec délicatesse des rameaux et glisse-toi sous le feuillage. Une lumière douce et tamisée régnera en ce lieu. L’odeur de tilleul sera forte, chaude et suave. Sérénité, plénitude t’envahiront peu à peu…

Mais garde les pieds sur terre : le voyage n’est pas fini !

Remue-toi, fais le tour du tronc à présent. Suis l’écorce grise, craquelée et rugueuse. Tu repéreras sans difficulté une longue anfractuosité. Etroite certes, mais entre, n’aies  aucune crainte ! Fonds-toi dans les ténèbres.

Un silence apaisant t’accompagnera et tu sentiras une présence protectrice, aimante, à tes côtés. 

Quand tes yeux se seront habitués à l’obscurité, tu avanceras plus profondément. 

Tu perdras toute notion du temps…

Puis soudain, le sol se fera plus dur : tu marcheras sur un palier d’un escalier en spirale. Sous la lumière vacillante de torches disposées sur l’axe du colimaçon, il te faudra  choisir : monter ou descendre ?

Loin de moi l’idée de t’influencer, mais sonde le fond de ton cœur : ne connais-tu pas déjà ce qui t’attend en haut ?

Tu descendras.

D’abord prudemment sur les premières marches qui grinceront sous ton poids, ensuite rassuré, tu accéléreras, vite, vite, toujours plus bas, euphorique, grisé, la main glissant à toute allure le long de la rampe. Bientôt tu ne sentiras même plus l’escalier sous tes pieds. 

Sur le dernier palier, une lourde porte de chêne, sculptée d’étranges arabesques végétales, te fera face. Elle s’ouvrira brusquement sur toute sa largeur.

Tu voudras avancer mais une silhouette imposante, un être encapuchonné dans une robe de bure emplira l’embrasure. Il te tendra son bras, paume vers le ciel et s’adressera à toi d’une voix grave et cassée : « Que m’as-tu amené, aujourd’hui ? »

Tu béniras le martin-pêcheur, et sortiras de ta poche l’humble obole glanée à son conseil dans le lit de la rivière.

L’être s’en saisira avidement, ricanera puis disparaîtra comme par magie.

Entre ! Franchis le seuil ! 

Un long, très long couloir se profilera. Ses parois lisses, opaques, diffuseront une inquiétante pénombre bleutée.

Avance ! 

Tes pas résonneront sur un sol pavé.

Soudain, il te semblera entendre un bruit faible derrière toi ; tu sentiras une présence. Ta gorge se serrera, ton cœur s’emballera ! Pris d’un pressentiment funeste, tu paniqueras, te mettras courir, à courir comme un fou, droit devant…

Des centaines de foulées suivront, angoissantes, infernales. Mille fois tu souhaiteras que tout s’arrête. 

Courage, mon ami, tiens le coup !

Quand tu réaliseras que tu ne t’essouffles pas, le moment sera venu. Tu douteras enfin d’avancer…

Tu seras prêt. 

La chose, elle, rodera toujours, là, derrière, à égale distance. 

Hardi, mon ami ! Stoppe ta course folle et retourne-toi ! 

Et là, tu feras une rencontre, ta rencontre, singulière, inoubliable, merveilleuse, et teintée d’un insondable mystère qui te semblera pourtant étrangement familier… 

Mais chut…

La suite t’appartient…

Et si toutefois, le courage viendrait à te manquer et la rencontre d’échouer, tente, tente, encore et encore l’aventure !