(Une Nouvelle de JB Nortier, Milaë Samoho, proposée dans Short Stories (2015) , version ©2025.)
Que tu le veuilles ou non, sache qu’un jour il te faudra sauver le monde !
Ce sera un matin où, sans trop savoir pourquoi, tu t’éveilleras avec une impression d’urgence. Une urgence intérieure, comme un appel ancien qui remonte à la surface…
Tu sortiras.
Le ciel sera lourd et menaçant.
Tu marcheras longtemps, sans te presser.
Un éclair. Une bouffée de vent et tu cligneras des yeux ; ta vue se brouillera…
Une odeur de sel, d’iode, des rafales.
Tu te retrouveras le long d’une côte sauvage. Une forte tempête s’annoncera. Fouetté par les embruns, tu tituberas sur le sable humide.

La plage sera déserte. Au loin, dans la brume, de hautes falaises crayeuses se dessineront.
Mais soudain, devant toi, une masse noire se dressera, à mi-chemin entre mer et dunes.
Avance-toi prudemment !
Tu reconnaîtras la silhouette imposante d’un éléphant de mer, un vieux mâle solitaire. Indolent, il te semblera endormi, mais d’instinct, tu préféreras passer au large de l’animal, côté mer.
Mais quand tu arriveras à sa hauteur, d’un coup il se dressera.

Il foncera dans ta direction.
Le souffle court, tu voudras t’enfuir, mais une voix grave t’interpellera :
« Attends, petit homme, je ne te veux aucun mal ! Je dois te parler ! »
Fais fi de ta peur, arrête-toi ! Puis assieds-toi à l’abri du vent, bien calé contre le flanc du mastodonte.
Dès lors, il t’expliquera :
« Ils sont apparus partout dans la nuit. Les bouffe-tout-cru. Ils mangent tout : hommes, animaux, arbres, arbustes et végétaux… tout ce qui est vivant ! Derrière eux, ce ne sont que rocailles, terres nues et villes complètement vides. Si tu n’agis pas avant la nuit, il ne restera plus rien de vivant sur notre Terre ! »
Tu frissonneras à cette vision.
« Et sache que tu ne pourras pas les arrêter !
Mais heureusement, moi, j’ai de la mémoire… »
Silence…
Donne-lui un bon coude, car il perd le fil parfois.
Il reprendra :
« …sur l’île voisine vit un savant un peu fou. Son antre est dans un tour ou un phare, nul ne sait vraiment. Et parmi ses innombrables trouvailles, il possède les graines-mémoire-du-monde… Alors fonce, explique lui la situation ! »
Tu te lèveras, avancera vers les premières vagues mais devant la mer déchaînée, tu te retourneras en haussant les épaules. Tu entendras ton nouvel ami rouspéter :
« Vraiment, faut tout faire ici… Bon, attend là, je sais qui voir… »
Ce disant, il roulera sur le flanc en direction de la mer. Toi, tu ne pourras t’empêcher de rire en voyant cet énorme patapouf se dodeliner sur le sable.
Il plongera, magnifique, dans la première vague et disparaîtra, avalé par les flots.
L’attente se fera longue.
Le jour déclinera.
A l’évocation de ces monstres, l’angoisse aura tôt fait de te submerger…

Mais le vent cessera et les vagues deviendront si fines que la mer te semblera figée. Au large, tu verras une île.
Rapproche-toi au plus près de l’océan. Ne tarde pas, vite, lance-toi…
Un pas, puis un autre, vas-y, tu sais bien que marcher sur l’eau n’a aucun secret pour toi.
Allez accélère !
Pris au jeu, tu courras et rejoindras bientôt l’île du savant…
Ne tarde pas, pars aussitôt à la recherche du laboratoire !

Dans la nuit qui commence à tomber, tu le repéreras aisément : un phare gris, fiché de projecteurs orangés.
Emprunte le chemin de graviers. Il te mènera à l’entrée du bâtiment. Vite, franchis le seuil !
À l’intérieur, je préfère te prévenir, un véritable labyrinthe t’attendra : couloirs, escaliers, portes donnant sur des salles remplies de câbles, de moniteurs, d’ordinateurs et de machines en tout genre.
Tu ne te décourageras pas. Tu finiras par trouver le savant au détour d’une pièce, au niveau le plus bas du bâtiment, assis sur un tabouret de bureau, le nez plongé sur des écrans, ses mains pianotant sur des claviers.

Tu te précipiteras vers lui, mais tu glisseras sur le sol couvert de papier d’emballage de tablettes de chocolat !
Surtout, évite la chute !
Le savant se tournera vers toi, plissera les yeux et te regardera, surpris.
Résume-lui au plus court la situation. Mais…
Je te préviens, il ne bronchera pas.
« Tu sais, te dira-t-il, moi, j’achève la mise au point de ma dernière invention : le chocolat de synthèse ! »
Et il retournera à ses écrans.
Change de tactique. Va à l’essentiel : demande où dénicher les graines-mémoire-du-monde.
Il haussera les épaules « Bah, à leur place, dans la cuisine… »
N’insiste pas ! Emprunte illico le dédale des couloirs. Au premier niveau du bâtiment, tu découvriras sa cuisine : de vieux buffets en formica, un petit réchaud à gaz, une table, une chaise.
Par une petite fenêtre à battant, quelques rayons de lune, blafards, te feront frissonner…
La nuit…
Fébrile, tu ouvriras toutes les portes et tiroirs des buffets, mais ne trouveras qu’assiettes, plats, casseroles, couverts… et boîtes de conserve.
Trop petit pour atteindre les placards du haut, tu feras volte-face pour prendre une chaise.
Tu sursauteras : le savant sera là à t’observer !
Il te lancera, anodin :
« Tes bouffe-tout-cru sont arrivés sur l’île ! Passe-moi donc du chocolat, là, tout en bas à droite ! Chocolat bleu pâle… »
Vite, obéis ! Fais glisser le tiroir qu’il t’indique.
Plusieurs dizaines de tablettes rangées par couleur d’emballage t’apparaîtront. Lance-lui les tablettes. Derrière, tu découvriras une petite fiole !
Elle te semblera vide mais empoche-la !
Le savant, lui, déballera, frénétique, des tablettes pour s’empiffrer de chocolat
Il s’exclamera :
« Ah ! Un dernier plaisir… et toi, qui as la fiole, passe par la fenêtre. En silence ! Vite, ils sont là ! »
Sur ces mots, tu le verras fourrer une dizaine de carreaux dans sa bouche.

Tu obéiras, ouvriras la fenêtre et te lanceras à travers !
Et là, tout s’arrêta ! Tout !
Immobile, incapable de la moindre pensée, tu reposeras dans l’épaisseur de l’instant, dans un silence total…
Rassure-toi, quelque chose au plus profond de toi s’agitera, te donnera l’énergie pour bouger.
Et brusquement, tu tomberas de l’autre côté…
La fiole t’échappera, ta tête heurtera le sol, et tu perdras conscience.
Combien de temps… mystère.
Mais sache que tu te relèveras…
Moi, ce furent des piaillements, une délicieuse odeur sucrée et des rires un peu lointains qui m’avaient réveillé.
Soulagé, je m’étais étiré, heureux : le monde était là ! Comme avant…
Ou presque.
Car une pluie de petits projectiles s’étaient abattu soudain sur mon dos.
Je m’étais retourné :
Perchés sur les branches d’un arbre aux feuilles orangées, un groupe d’écureuils au pelage bleuté m’observait, de petits carrés de chocolat plein les mains. Leurs yeux brillaient d’une lueur vive et malicieuse…

